Flux financiers illicites en provenance d’Afrique et coopération internationale
- 5 novembre 2024
- Publié par : WebTeam Master
- Catégorie : Flux financiers
(Traduction de l’article de Maria Teresa Cobelli publié en Italie par la revue « Solidarietà Internazionale » du CIPSI
(Coordinamento di Iniziative Popolari di Solidarietà Internazionale)
Lors du sommet qui s’est tenu à Paris le 25 juillet en vue des Jeux Olympiques, l’actuel président du Sénégal, Bassirou Diomaye Faye, s’est exprimé entre autres en ces termes : « Malheureusement, force est de constater que l’idéal olympique est mis à l’épreuve par la tragédie de la guerre, par la violence sous toutes ses formes et par les inégalités croissantes au sein des nations et entre elles.
(…) Inspirée par l’idéal olympique, notre rencontre devrait éveiller les consciences sur les inégalités persistantes d’un ordre mondial historiquement dépassé. Si nous voulons que les choses changent, nous devons changer les règles du jeu. Je pense à l’évasion fiscale, aux congés fiscaux abusifs et autres flux financiers illicites qui privent nos pays de ressources vitales pour financer le développement. Je pense à la question déchirante du traitement juste et équitable de la dette, ainsi qu’au système déformé et biaisé d’évaluation des risques concernant l’Afrique. Je pense aux conditions injustes de la transition énergétique (…). Je pense à l’architecture de la gouvernance économique, politique et financière mondiale héritée de la Seconde Guerre mondiale, dans laquelle la composition des organes et les processus de décision ne reflètent plus les réalités de notre époque”.
Si nous avons choisi de rapporter un si long passage du discours du Président du Sénégal, c’est parce qu’il résume efficacement les questions soulevées avec force par de nombreux acteurs dans les pays du Sud. On a notamment constaté que, ces derniers mois, des articles et publications concernant les flux financiers illicites (FFI) ont été publiés dans différents pays africains (Burundi, Burkina Faso, Sénégal, Gabon, et autres), réflexions et plaintes qui ont convergé dans la Conférence Panafricaine sur les FFI, qui s’est tenue à Tunis en juin dernier. Le rapport est attendu.
La première dénonciation forte du Sud remonte à 2015, avec la publication du rapport dit Mbeki, réalisé par le « Groupe de haut niveau sur les FFI d’Afrique » présidé par lui, à la demande de l’Union africaine/ Conférence de la Commission économique sur l’Afrique. Comme on le voit sur la couverture, l’Afrique, au sujet des FFI, crie : « Localisez-les ! Neutralisez-les ! Récupérez-les ! ».
Mais c’est quoi ces flux financiers illicites qui font également l’objet de l’attention du Parlement européen (voir Résolution de 2015), de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (Rapport CNUCED-2020), de l’OCDE-2023 (rapport particulièrement intéressant concernant la relation entre FFI et le commerce des produits pétroliers) et d’innombrables autres institutions, gouvernementales et non gouvernementales ?
LES FLUX FINANCIERS ILLICITES
Parmi les nombreuses définitions, celle de la CNUCED précise que les FFI sont des « échanges transfrontaliers de valeur monétaire ou autre, perçus, transférés ou utilisés illégalement ». Selon le Parlement européen, il s’agit de « flux financiers privés, non enregistrés, qui proviennent généralement d’activités d’évasion et de fraude fiscales, telles que des abus dans la détermination des prix de transfert, et qui entrent en conflit avec le principe selon lequel les impôts doivent être payés là où les bénéfices sont générés »; ces bénéfices sont au contraire transférés vers des juridictions offshore opaques, telles que les paradis fiscaux, qui ont des taux d’imposition plus bas et des régimes réglementaires plus permissifs et où le secret bancaire et l’anonymat s’appliquent. Les avis divergent sur les concepts et les définitions. Il existe effectivement des bénéfices qui découlent d’activités légales, mais qui sont transférés illicitement. Pour la Banque mondiale par exemple, certaines activités comme la planification ou l’optimisation fiscale légale ne font pas partie des FFI. Les termes « fuite des capitaux » et FFI sont souvent utilisés de manière interchangeable, alors que le second inclut en réalité le premier. Ces quelques notes donnent une idée de la complexité de la question et des difficultés et obstacles liés à la collecte des données, à la récupération et au rapatriement des capitaux illicitement sortis. Quelle que soit la manière dont on les définit, il est cependant clair que les flux financiers illicites, en érodant l’assiette fiscale et en déplaçant les bénéfices à l’étranger, constituent une hémorragie financière qui enlève aux pays du Sud – mais pas seulement – les ressources qui pourraient être allouées au financement des objectifs de développement durable et obligent les États à s’endetter davantage, aggravant ainsi leur dépendance à l’égard de « l’aide » internationale.
ÉTENDUE DU PHÉNOMÈNE DES FFI
Selon les calculs de la CNUCED (voir fig. n.1), une réduction du montant annuel de la fuite des capitaux d’Afrique, estimé en moyenne à 88,6 milliards de dollars par an pour la période 2013-2015, soit l’équivalent de 3,7% du PIB de l’Afrique, permettrait de financer la moitié de son déficit de financement des objectifs de développement durable, fixés par l’ONU en 2015 à 200 milliards de dollars par an.
Figure 1 : Fuite des capitaux et financement des objectifs de développement durable
Source : CNUCED, Les flux financiers illicites et le développement durable en Afrique, page 2
Par ailleurs, il convient de noter que chaque année, en moyenne, l’Afrique perd, à cause des FFI, environ le double de ce qu’elle reçoit sous forme d’aide publique au développement (APD) ou environ le double des milliards d’investissements directs étrangers (IDE) (voir fig. .2). Ce qui devrait au moins ajouter des éléments de réflexion à ceux déjà débattus dans le cadre de la campagne sur le 0,7% du revenu national brut pour l’APD.
Figure 2 : Fuite des capitaux et comparaison avec l’APD et les IDE
Pour ne donner que quelques exemples, selon la CNUCED, dans la même période le Nigeria perdait 41 milliards de dollars, l’Egypte 17,5, l’Afrique du Sud 14,1. Léonce Ndikumana affirme qu’en Afrique du Sud et en Angola, les FFI représentent environ le double des dépenses de santé, ce qui signifie moins d’hôpitaux, moins de maternités, moins de médicaments, moins de vaccins, etc. Pourtant, le phénomène est mondial et systémique : le rapport 2023 du Tax Justice Network parle de 480 milliards de dollars de pertes fiscales annuelles dans le monde, dont 384 perdues dans les pays de l’OCDE ; 311 milliards sont dus aux multinationales, le reste à la richesse privée.
ORIGINE DES FFI
Les sources sont généralement classées en trois catégories : activités commerciales, activités criminelles et corruption. On estime que plus de la moitié proviennent du secteur extractif. Comme nous l’avons déjà mentionné en partie, les FFI sont en grande partie générés par des pratiques fréquemment utilisées dans les activités commerciales telles que la sous-facturation des exportations, la surfacturation des importations, la distorsion des prix commerciaux ou la manipulation des prix de transfert dans les transactions intra-entreprise, comme dans le cas des multinationales qui, pour optimiser la fiscalité, peuvent définir des prix abusifs pour les biens et services échangés entre les différentes filiales. Pour aggraver le problème, une concurrence intervient entre les pays fournisseurs qui, pour attirer davantage d’investissements, pratiquent des exonérations et des reports d’impôts qui conduisent à des pertes supplémentaires et ne favorisent pas la nécessaire coopération entre les pays du Sud qui, étant les principaux détenteurs de minéraux critiques, pourraient au contraire disposer d’un énorme pouvoir de négociation.
Une autre source de FFI réside dans les activités criminelles, telles que le trafic de drogue, le trafic d’armes, le trafic d’êtres humains, la contrebande, le braconnage, le vol de pétrole et bien d’autres. Certains d’entre eux servent également à financer le terrorisme. Et enfin, inévitablement, ils sont aussi le résultat d’une corruption, qui ne nécessite d’aucune explication et pour laquelle il convient en tout cas de toujours garder à l’esprit la coprésence et la coresponsabilité des corrompus et des corrupteurs. Les lourdes condamnations prononcées par la Suisse contre la multinationale Glencore, grâce également aux combats de l’association Public Eye, en sont une démonstration. Et ils démontrent également tout ce que la société civile peut faire.
LES SECTEURS LES PLUS EXPOSÉS AUX RISQUES DE FFI
Comme mentionné ci-dessus, la plupart des FFI liés au commerce proviennent du secteur extractif. La CNUCED estime que le Nigeria, fortement dépendant du pétrole, a perdu entre 2013 et 2015 des sommes qui représentent 46 % de la fuite des capitaux pour l’ensemble du continent et 80 % pour l’Afrique de l’Ouest. Cependant, avec la remise en cause des énergies fossiles et la digitalisation des économies, la demande s’est massivement déplacée vers les métaux et minéraux de transition énergétique (MTE) et la concurrence devient effrénée aussi bien entre ceux qui les demandent que ceux qui les fournissent. M. Mario Draghi, dans son discours sur l’avenir de la compétitivité européenne, a consacré une large place à ce problème, soulignant la nécessité de conclure des accords commerciaux préférentiels avec les pays producteurs. Inquiétude déjà présente dans le Plan Mattei en Italie.
Au sujet des FFI liés au commerce dans le secteur extractif, un ouvrage important vient de paraître, Missing Dollars (Dollars manquants- Geneva Graduate Institute), fruit de six années de recherche, de 2018 à 2023, par une équipe internationale Nord- Sud, édité par Carbonnier et divers (également disponible via Open Edition Journals).
Il décrit en détail l’ampleur du phénomène, les mécanismes de transfert de fonds, les facteurs d’incitation et d’attraction, les expériences, positives ou non, des différents pays pour lutter contre le phénomène, etc. Le livre se termine par des recommandations et des orientations concernant les politiques nécessaires pour lutter contre les FFI liés au trading de MTE.
A ce stade, force est de constater qu’il existe désormais une immense documentation sur le thème des flux financiers illicites, qui ont fait l’objet d’analyses, de propositions de solutions et de recommandations ; des mesures visant à réformer le système ont également été adoptées, notamment au sein de l’OCDE. Le problème, d’une part, réside dans l’application de ces mesures et recommandations ; d’autre part, dans leur adéquation ou non à des réalités différentes. De nombreuses mesures ont en effet été adoptées en excluant des processus de décision les pays du Sud, les plus directement intéressés par la question. Mais ceux-ci font désormais entendre leur voix
avec force.
LE SUD À L’OFFENSIVE
Dans le récent article Le Sud à l’offensive de Dominik Gross (Alliance du Sud, Suisse) sur les négociations en cours à l’ONU concernant la convention-cadre sur la coopération fiscale internationale, on lit que tous les 196 Etats membres de l’ONU ont participé au processus pour la première fois dans l’histoire et que le Groupe Afrique était le principal moteur des revendications des pays du Sud (G77). Everlyn Muendo, du Tax Justice Network Africa, y a fait valoir que, même si les pays de l’OCDE se cachent derrière la panacée du capacity building, « ce n’est pas un manque de savoir-faire et de capacités techniques qui coûte des recettes fiscales au Sud global, mais le système fiscal international lui-même et la répartition inique des droits d’imposition entre le Nord et le Sud inscrite dans ce système. Il ne faut pas s’attendre à ce que le « Groupe Afrique » et ses alliés se contentent, dans un avenir proche, d’un résultat de négociation qui ne soit pas porteur d’une perspective de changement radical du système fiscal international ». Les pays du Sud se battent depuis longtemps pour abolir le monopole sur la gestion de la politique budgétaire
internationale de la part de l’OCDE, qui inclut les pays les plus riches, et pour transférer les décisions à l’ONU, institution plus inclusive, qui devrait en théorie représenter les intérêts de tous les Etats membres.
Télécharger le PDF via le lien suivant: https://www.developperautrement.com/download/flux-financiers-illicites-en-provenance-dafrique/
ET NOUS ? *
Nous avons commencé et conclu l’article avec des citations du Sud. Face à ces plaintes, comment se situe le monde de la coopération internationale et en particulier celui italien ? Que prévoit à cet égard le Plan Mattei, qui se propose comme pôle d’approvisionnement énergétique entre l’Afrique et l’Europe ? Il est clair que sur cette question qui a une dimension mondiale, un rôle fondamental de dénonciation, de plaidoyer et de contrôle doit être joué conjointement par la société civile du Nord et du Sud. De nombreux réseaux thématiques existent déjà au niveau mondial, régional et national (pas en Italie, où les ONG intéressées par cette question sont rares). Pour n’en citer que quelques-uns, il y a le Global Forum On Illicit Financial Flows and Sustainable Development, qui regroupe le secteur public, privé et la société civile, le Tax Justice Network, qui a créé en 2013 la Global Alliance for Tax Justice, dirigée par le Sud et présente dans 28 pays africains. Il s’agit de s’insérer activement dans le mouvement existant.
Maria Teresa Cobelli
Source: https://www.cipsi.it/2024/09/flussi-finanziari-illeciti-dallafrica/